Salvatore Adamo: « Je voulais être belge par gratitude pour la Belgique »
En 60 ans de carrière et bientôt 80 ans sur Terre, ce fils de mineur immigré de Sicile est devenu un symbole national. Comme si, sur plusieurs générations, les Belges s’étaient reconnus dans son humilité non feinte, sa discrétion, sa sensibilité, mais aussi son talent. Par Isabelle Blandiaux. Photos: Laetizia Bazzoni.
Sa vie ressemble à un roman. Intense, riche en rebondissements, coups du sort et rêves éveillés. Lorsque Salvatore Adamo nous narre son existence en tous points hors normes, il se connecte sans difficulté à l’enfant qu’il a été et qui a immigré en Belgique à 3 ans avec ses parents pour fuir la grande misère sicilienne. Et pour cause, ce bambin-là vit toujours en lui, à près de 80 printemps.
Qu’as-tu gardé comme images de ton déménagement en Belgique, à l’âge de 3 ans ?
C’était en hiver 1947. Je me souviens du ferry-boat de Messine à Reggio Calabria, le détroit qui sépare la Sicile de la Calabre. Dans mon souvenir, il était immense, comme dans un film de Fellini. Alors qu’en fait, il est tout petit. À la gare de Milan, on est descendus du train et, pendant trois minutes, j’ai perdu la main de mes parents. J’ai gardé en moi ce sentiment de panique.
Cet enfant est-il toujours présent en toi ?
Oui, il est complètement là. Parce que tous les jours, je regarde la photo de mes parents, je les salue, parfois je les embrasse. C’est très candide, tout bête, mais je ne veux pas que leur visage s’estompe dans ma mémoire. Je suis d’éducation catholique, mais je ne fais plus de prières. Ma prière, c’est cette connexion avec mon père et ma mère, au quotidien.
Nul n’est prophète en son pays, dit-on. Mais j’ai vraiment l’impression qu’on m’a compris, ici. Voilà que je bénéficie d’une espèce de sympathie un peu fraternelle
Dans le même esprit de fidélité à tes parents, tu viens seulement de recevoir ta carte d’identité belge. Un comble pour le symbole national que tu es devenu !
Oui, c’est parce que l’Italie n’accepte la double nationalité que depuis peu. Je ne voulais pas perdre la nationalité italienne par fidélité à mes parents et je voulais être belge par gratitude pour la Belgique. Nul n’est prophète en son pays, dit-on. Mais j’ai vraiment l’impression qu’on m’a compris, ici. Voilà que je bénéficie d’une espèce de sympathie un peu fraternelle. Ou, dans le cas des jeunes qui viennent vers moi, une espèce de rapport de neveu à oncle. Tout cela me touche tellement. D’ailleurs, à l’étranger, dès qu’il y a un Belge, il sent qu’il peut venir frapper à la porte de ma loge. Du fait de sa nationalité.
Ton enfance à Jemappes, entre le dur et périlleux labeur de la mine pour ton papa et ta fratrie nombreuse, est-ce qu’elle a été heureuse ?
Le dimanche, on se réunissait chez l’un ou chez l’autre de la cité de baraquements. Et il y avait de la joie. Ce n’est que plus tard que j’ai pris conscience de la difficulté de la vie de mes parents et de leurs voisins. Je me souviens qu’on était quasi tous italiens. Il n’y avait que quelques Maghrébins, dont un pour lequel ma mère faisait le ménage pour arrondir les fins de mois. Un jour, on l’a vu emmené menotté par la police, simplement parce qu’il n’avait pas obtenu son permis de séjour... Toute la cité était devant la porte, à plaindre ce pauvre Barack, le seul qui parlait français et qui m’aidait un peu pour mes devoirs. Ce genre de vie inculque une fois pour toutes une solidarité, un respect de la dignité de l’autre et la valeur des belles petites choses.
Les moments de joie étaient-ils reliés à la musique ?
Oui, lors de ces dimanches festifs, mon père devait me pousser pour que je chante, parce que j’avais déjà la voix un peu enrouée et les autres gosses, eux, avaient une voix très claire. Je n’assumais pas, je devais me faire violence. Le soir, en semaine, on collait l’oreille au poste pour capter la RAI sur ondes courtes. J’ai été imprégné des mélodies italiennes. Je sais aujourd’hui que mes chansons d’amours malheureuses des débuts venaient des chansons napolitaines de l’époque, qui véhiculaient aussi beaucoup d’humour. Vous permettez Monsieur vient de ce décalage-là. La scène est italienne. Vers 14 ans, quand on osait imaginer danser avec la fille avec laquelle on avait échangé un regard, il fallait d’abord demander au père...
Ton père a tout fait pour t’épargner son sort de mineur...
Oui, il a fait de très gros efforts pour me payer des études de journalisme à l’Ihecs, à l’Institut Saint-Luc de Tournai, d’autant que j’étais premier de classe — ceci dit en toute modestie. Donc quand j’ai décidé de m’intéresser à la musique, il n’était pas d’accord. Surtout que je m’étais fait mettre à la porte de la chorale de la paroisse Saint-Martin à Jemappes, parce que Monsieur le curé trouvait que je n’avais pas la voix de l’ange qu’il espérait... Tout comme je m’étais fait éliminer des sélections du crochet radiophonique de Radio Luxembourg à Mons. Et il a fallu qu’un membre du jury, François Chatelard, la personne à laquelle je dois sans doute le plus, dise à ses collègues qu’il fallait me repêcher parce que j’avais « quelque chose ». Et j’ai gagné le concours. Tout est parti de là, quand j’avais 16 ans. J’ai fait la surprise à mon père parce que je m’étais inscrit à son insu : on a écouté l’émission quand elle a été retransmise en février 1960. Et là, j’ai vu ses yeux briller. À partir de ce moment-là, il a pris les choses en main.
Retrouvez notre rencontre en intégralité dans le GAEL de mai, disponible dès maintenant!
PLUS DE GAEL GUESTS:
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici