Rencontre avec Isabella Lenarduzzi, militante de l’entreprenariat féminin
Après la grande enquête sur le sexisme menée par le réseau JUMP, nous avons rencontré sa fondatrice. Battante et féministe, Isabella Lenarduzzi a pourtant failli se laisser prendre au piège de la domination masculine. Elle met aujourd’hui son vécu et son expérience professionnelle au service de l’autonomisation des femmes.
Engagée, féministe, cheffe d’entreprise, experte des questions d’égalité de genre, fondatrice du réseau JUMP, Isabella est une femme de défis. Enfant, elle s’est imposé celui de changer le monde et quelle qu’en soit la démesure, elle s’y attelle avec une énergie folle et un enthousiasme communicatif.
Tu te présentes en disant que tu te sens responsable de comment va le monde...
Oui, depuis que j’ai 12 ans, je n’ai cessé de vouloir changer ce monde. C’est assez lourd et difficile à vivre. (Rires.)
Cela te vient d’où, cette ambition démesurée? Il y a un élément déclencheur?
Il y a une histoire familiale... Mon père est le fondateur du programme Erasmus. Il a grandi dans une extrême pauvreté, mais il a été soutenu par un prêtre ouvrier et a pu échapper à sa condition, en allant dans un très bon collège fréquenté par toute la bourgeoisie du Hainaut. Il devait couvrir ses frais en travaillant durant les récréations et les week-ends, mais ce qui est formidable, c’est qu’il a tout pris comme une chance. Puis il a réussi à intégrer l’université, en dépit du fait qu’il était paraplégique suite aux mauvais traitements qu’il avait subis durant son enfance. Ensuite, il a présenté un concours pour entrer à l’Union européenne. Il s’est engagé dans l’éducation avec l’idée de faire partager sa chance: il avait une vision, il voulait soutenir l’excellence dans la formation grâce à la mobilité des enseignants et des étudiants. Mon père, c’est forcément la personne la plus inspirante pour moi. Il m’a insufflé le principe selon lequel «on est là pour faire quelque chose». On est là pour faire la différence. Surtout quand on a des privilèges.
Et aujourd’hui, cet héritage-là, ce besoin de «faire la différence», il reste très fort?
Oui, je me sens responsable, je dois avoir un impact sur le monde, c’est mon moteur. J’évalue tous mes efforts en fonction de ça. J’ai mis des années à le comprendre.
« J’ai toujours été une militante. »
Avant de créer JUMP, tu as eu une carrière bien remplie de cheffe d’entreprise...
J’ai toujours créé mes propres projets et j’ai toujours été une militante. À l’université, Eric Everard — élu manager de l’année en 2012 — m’a proposé de lancer un magazine avec lui. Nous étions très différents l’un de l’autre. Lui était guidé par la réussite, l’ambition, l’appât du gain. L’impact sur le monde, ce n’était vraiment pas son truc. Avec lui, je me suis dit que ce serait l’occasion de découvrir un tout autre univers, celui de l’entreprenariat et du management dans le secteur privé, qui était un mystère pour moi. Moi, je voyais ce magazine comme un outil pour faire passer un message, lui comme un outil pour lancer sa carrière. On a finalement créé deux magazines, Univers-Cité et Kampus, des Salons européens de l’étudiant, les premiers événements de recrutement Job Starters, etc. Nous avons mené quelques beaux projets.
Et alors que tu es en pleine ascension professionnelle, tu décides de partir dans le sud de l’Italie.
J’ai suivi le père de mon fils. Cet homme était tombé amoureux de moi parce que j’étais différente des filles qu’il avait l’habitude de côtoyer. Entrepreneuse, grande gueule... J’ai cédé mes entreprises et je l’ai suivi. J’étais prête à commencer quelque chose avec lui, mais il est devenu mon pire ennemi. Du jour au lendemain, il a voulu que je me mette au service de la vie de famille. Il me disait qu’une femme ne peut pas tout avoir en même temps. Et le pire n’était pas qu’il le dise, mais que moi, je finisse par penser qu’il avait raison. J’ai essayé de me conformer à ce modèle, mais j’en ai été profondément malheureuse. Je n’étais pas authentique, je ne respectais plus mes besoins.
Toi qui avais déjà eu une belle carrière sans rien devoir à personne, tu es tombée dans ce piège?
J’en ai été la première surprise. Je me disais que cette épreuve devait avoir une utilité, qu’il fallait que je m’en serve pour en faire quelque chose. Mais je ne voyais pas du tout quoi! Ça a été très dur. Je devais me réinventer professionnellement dans un monde profondément hostile et machiste. Le sud de l’Italie, ce n’est pas simple. Mais je l’ai fait: j’ai construit un nouveau réseau, j’ai déplacé des montagnes. Et j’aurais pu faire bien plus, si mon mari avait été mon allié... Mais il ne supportait pas que son statut de «dominant» soit remis en question.
« Je pensais avoir tout compris, moi qui avais toute la liberté dont on puisse rêver. »
Tu décides donc de revenir en Belgique et de repartir à zéro pour la troisième fois!
Je suis revenue dans un environnement bienveillant et respectueux de qui j’étais... Je me suis reconstruite. Après cette expérience, je me suis dit que je devais faire quelque chose pour les autres femmes. Parce que c’était quand même incroyable que je sois tombée dans ce schéma-là! Je pensais avoir tout compris, moi qui avais toute la liberté dont on puisse rêver. J’avais toujours été féministe pour les autres. Je ne me rendais pas compte que l’histoire que l’on porte en tant que femme est prégnante pour nos choix et pour ce qu’on est capable de subir. Il fallait que je passe par cette épreuve pour être plus tolérante par rapport aux autres femmes. Si moi, alors que j’avais cédé mes boîtes, ce qui signifiais que j’avais du capital, moi qui jouissais d’une certaine notoriété et d’une reconnaissance, j’étais tombée dans le panneau, qu’est ce que ça devait être pour d’autres femmes qui n’ont pas ces facilités? Je m’étais moi-même coupé les ailes en me disant qu’effectivement, il n’est pas possible de tout avoir quand on est une femme.
Comment as-tu réussi à transformer cette colère et cette prise de conscience en un nouveau challenge professionnel?
J’ai regardé autour de moi ce qui existait pour les femmes et je n’ai rien trouvé qui concerne l’émancipation véritable. Je pense que l’autonomie passe par un boulot rémunéré et qui te permet d’exercer tous tes talents. Il n’existait rien, à part le Women’s Forum de Deauville, mais ça coûte une fortune pour y participer. Il manquait quelque chose de plus accessible. J’ai donc commencé par l’événementiel avec le premier Forum JUMP au printemps 2007, à la fois pour les femmes invitées par leurs entreprises et pour celles qui n’étaient pas invitées. J’ai porté le projet à bout de bras pendant deux ans, puis j’ai dû revoir tout mon modèle économique car ce n’était pas viable. Faute de financement public, la seule possibilité de pérenniser le projet, c’était de vendre des services aux entreprises. C’est ainsi que JUMP a pris un chemin plus «corporate» et «business». Même si ce n’était pas la voie que j’avais imaginée au départ, je me suis dit qu’il y avait moyen d’atteindre mes objectifs en passant par l’entreprise.
Comment promeut-on l’autonomie des femmes en travaillant avec les entreprises?
Notre travail, c’est de leur faire prendre conscience qu’elles gaspillent des talents. Être le plus égalitaire possible, c’est dans l’intérêt de tous, des entreprises et de la société dans son ensemble, pas seulement des femmes. La performance des entreprises est étroitement corrélée à la place que les femmes y occupent. Il y a un retour sur investissement évident: on constate des impacts positifs pour tous les indicateurs de performance, aussi bien en termes financiers que non financiers (rétention des clients, bonheur au travail...). De ça, je n’étais pas consciente au début. Ce dont il est question, c’est de bonne gestion des talents.
Plus d’infos sur JUMP
Pour votre carrière : www.JumpForMe.eu
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