© Laetizia Bazzoni

Emilie Dequenne: « Mes personnages, c’est comme une parenthèse entre moi et moi »

Des premiers pas sur Rosetta à la bouleversante mère de Close en passant par les personnages forts de Lucas Belvaux et Joachim Lafosse: notre GAEL Guest du mois l’actrice Emilie Dequenne revient pour nous sur les rôles qui ont marqué sa carrière. Par Juliette Goudot.

Comment vivre sa féminité à l’écran ?

Ça n’a jamais été quelque chose de facile pour moi. Je suis très pudique, je me déshabille très peu, voire pas du tout, au cinéma. En général, je m’organise pour me faire doubler. Cette féminité-là, je la garde pour moi car la nudité m’éloigne du personnage en me ramenant à moi. Du coup, je préfère ne pas avoir à gérer ça. Ma naïveté à l’époque m’a sauvée de beaucoup de choses. Mais selon moi une âme n’a pas vraiment d’âge ni d’orientation sexuelle, après on fait avec l’enveloppe qu’on a, mais je vois la vie comme des rencontres d’âme à âme.

Vivre avec un personnage, c’est quelque chose de l’ordre de la transe, avec une forme de schizophrénie contrôlée qui est très jubilatoire quand on est comédien.

Dans La Fille du RER d’André Téchiné, vous interprétez une jeune femme mythomane. Est-ce que l’art du comédien serait pour vous une forme de « mentir vrai » ?

Non, car ça voudrait dire que l’on fabrique. L’art du jeu serait plutôt l’art de vivre vrai, d’être au plus proche de la vérité, voire dans la vérité. D’ailleurs la « fille du RER » croit à ses propres mensonges. Dans la vie comme au cinéma, ce que je veux, c’est être et non pas faire semblant. Je ne sais pas mentir dans la vie. Je suis très sensible et ça me rend malade. Lorsqu’on décide de donner vie à un personnage à un moment, il y a pour moi un enjeu vital.

Vous interprétez le rôle d’une mère infanticide inspiré du drame de Geneviève Lhermitte dans À perdre la raison de Joachim Lafosse, pour lequel vous obtenez un nouveau prix d’interprétation à Cannes. Quelles traces ça laisse, un rôle pareil ?

Pour préparer le rôle de Muriel, je me suis écartée le plus possible du fait divers, même si l’art s’inspire forcément du réel. Mais ce qu’on a cherché avec Joachim est au-delà du fait divers. C’est une tragédie qui évoque Médée, ça existe depuis la nuit des temps. Le cinéma crée une sorte de réalité alternative qui devient très réelle. Vivre avec un personnage, c’est quelque chose de l’ordre de la transe, avec une forme de schizophrénie contrôlée qui est très jubilatoire quand on est comédien.

J’aime beaucoup vos films avec Lucas Belvaux. Dans Pas son genre, pour lequel vous obtenez un Magritte de la meilleure actrice en 2015, votre personnage tombe amoureux d’un homme qui n’est pas de la même classe sociale. Vous est-il arrivé de vous sentir un transfuge social dans le cinéma ?

Je ne me sens jamais aussi bien que sur un plateau de tournage, mais c’est vrai que j’ai très peu d’amis dans le cinéma. Tout ce qui est à côté du plateau est difficile pour moi. Avec le recul, je me rends compte que Pas son genre est un film sur la différence de classe, mais en le tournant, je ne l’ai même pas vu. Je partage beaucoup de choses avec Jennifer, l’héroïne, même si je ne suis pas toujours aussi positive qu’elle. Elle a une vraie intelligence émotionnelle, elle est très curieuse, ce qui est pour moi la plus belle qualité. Elle pourrait être coiffeuse ou présidente, je m’en fiche. En vous parlant, je me souviens d’une journée où j’ai vendu des gaufres dans un centre commercial avec les frères Dardenne pour préparer Rosetta, et certaines personnes étaient presque méprisantes. Ça m’avait choquée. J’ai côtoyé toutes sortes de classes sociales étant enfant, mais je ne l’ai jamais su car mes parents ont toujours considéré l’autre comme un égal.

Je ne pourrais pas être autre chose que Belge et ça me plaît de garder ma singularité. Être Belge, ça fait partie de mon histoire, de ma construction et de mon ADN.

Vous retrouvez Lucas Belvaux dans un rôle très poli- tique avec Chez nous (2017). Y a-t-il une forme d’engagement contre l’extrémisme à ce moment-là lorsque vous choisissez ce film ?

Évidemment. Pour moi, la vie entière est politique, même si je ne m’exprime là-dessus qu’à travers les films. Je ne me verrais jamais faire un discours politique personnellement. En revanche, m’engager à travers mon métier et l’art, c’est très important pour moi. Je suis aussi une citoyenne, même si je n’ai pas la nationalité française et que je ne vote pas en France. Je ne pourrais pas être autre chose que Belge et ça me plaît de garder ma singularité. Être Belge, ça fait partie de mon histoire, de ma construction et de mon ADN.

Dans Close, votre rôle apporte une grande consolation au destin maternel. Vous rendez-vous compte de cette générosité de jeu quand vous tournez ?

Lukas Dhont (le réalisateur) m’a fait lire ce livre incroyable, La Douceur de nos champs de bataille, qui est une conversation entre une mère et son enfant qui s’est suicidé. Mais quand je tourne, je n’intellectualise pas. Je suis d’ailleurs incapable de faire des interviews pendant le tournage car je n’ai pas de recul. Je suis avec mes personnages comme avec moi-même. Je suis très bavarde, très impulsive, je n’ai pas vraiment de secret. Mes personnages, c’est comme une parenthèse entre moi et moi. La consolation sur ce film vient surtout du metteur en scène. J’aime les cinéastes qui ont un vrai regard.

Vous obtenez le César du meilleur second rôle féminin pour Les Choses qu’on dit, les Choses qu’on fait (2020) d’Emmanuel Mouret. En quoi ce magnifique rôle de femme trompée vous touche-t-il sur ce qu’il dit de l’amour ?

Cette femme est un personnage assez divin, presque une déesse. J’aime l’idée de pouvoir aimer de cette manière, souveraine, sans ego. Pour moi c’est comme ça que l’amour, le vrai, est censé être, avec un côté romanesque dans l’abnégation. Ça me fait complètement vibrer, un peu comme dans le roman de Jacqueline Harpman, La Plage d’Ostende. C’est le livre de ma vie.

La reconnaissance est venue très tôt pour vous. Est-ce que ça continue d’être important ?

La reconnaissance sonne un peu comme un rappel aux autres que vous êtes là. Le champ des ondes s’élargit avec la reconnaissance et ça ouvre des possibilités, ça rassure, même si au départ on ne fait pas ça pour ça. Je crois que je fais aussi des films pour les acteurs. J’aime profondément les comédiens. Chaque comédien a son univers intérieur, je trouve ça bouleversant.

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