Doria D. : « j’’essaye de créer des chansons-remèdes »
Elle a grandi en écrivant des chansons, remède à ses émotions trop fortes. Après le buzz de Dépendance, la chanteuse belge Doria D a pris le temps de se réapproprier son projet et sa liberté pour un premier album pop-rock acoustique et sincère : Je cherche encore…
Grande, le cheveu décoloré, la peau décorée de tattoos multiples et les yeux vifs, Doria Dupont — son vrai nom — a la parole aisée, le mot juste et précis. Le chant, la musique, elle ne pense qu’à ça, depuis toujours. Dans les pas de sa grand-mère, qui l’a emmenée avec elle sur scène dès l’enfance, dans sa chambre où elle se réfugiait pour noircir ses carnets, en concert et en festival avec ses parents, dans les bars avec sa guitare dès 16 ans…
La voix d’une génération
La Néo-Louvaniste biberonnée au grunge de Nirvana et fascinée par la pop arty de Billie Eilish (« C’est ma maman spirituelle alors qu’elle a un an de moins que moi ») est repérée à même pas 20 ans, signe avec un label et publie un EP, Dépendance (2021), dont le single du même nom fait le buzz sur les réseaux (10 millions de streams). Deux tournées d’une cinquantaine de dates plus tard — parfois devant des milliers de personnes —, Doria D a sauté du train lancé à grande vitesse pour se retrouver et reprendre son projet musical en main, en dehors de toute contrainte et de tout format. Le résultat de cette pause salutaire vient d’arriver dans les bacs. Je cherche encore…, son premier album, est la voix d’une génération perdue dans un monde en plein effondrement, celle née avec le millénaire, remplie d’idéaux et qui refuse d’embrasser certaines vieilles règles peu reluisantes de la société.
En mode up-tempo, mix mélodique de très bonnes influences qui vont du rock au psyché et du breakbeat à la pop et l’électro. Elle et son groupe l’emmènent sur les scènes de toute la Belgique francophone cet été, avec son groove apaisant et son message de résilience rayonnant.
Trois ans se sont écoulés depuis la sortie de ton EP. Le temps de la réflexion ?
Doria D. : « J’avais signé assez jeune avec un label, à tout juste 19 ans, quand j’avais sorti Dépendance. Sans trop réfléchir. Quelques années après, j’ai eu la sensation que mon projet me filait entre les doigts, que je n’en étais plus vraiment à la tête. J’ai eu besoin de me retrouver personnellement et artistiquement. J’ai dû attendre la fin de mes contrats, une période compliquée durant laquelle j’ai fait une petite dépression. Et puis comme tout avait démarré hyper vite, j’avais manqué de temps pour me demander dans quelle direction je voulais vraiment aller. »
Le son a évolué sur ton premier album, il est plus acoustique et complexe. Il a été influencé par ton expérience de la scène ?
Doria D. : « À la base, j’ai toujours écouté beaucoup de rock, je viens de là. Et depuis toujours, je monte sur scène chaque fois que l’occasion se présente, avec ma guitare. J’adore les jams, partager la musique avec d’autres musiciens. Et cela me manquait beaucoup dans mon ancien projet, très pop et produit, avec beaucoup de bandes son et peu de jeu en live. Pour moi, c’était hyper frustrant. Donc je voulais le retour des guitares et des batteries, retrouver les vrais instruments, de façon authentique. Renouer avec le plaisir de faire de la musique, en dehors de tout enjeu et de toute pression. On a fait une résidence avec des amis musiciens et mon album est né de façon super spontanée. On a composé ensemble Questions, Colère, Coups et bisous, Danger. »
C’est pour cela que mes textes sont toujours assez sombres, deep. Parce que je pars des choses qui font du mal pour en ressortir quelque chose de beau et lumineux. J’essaye de créer des chansons-remèdes, donc musicalement, c’est plus léger.
Tes textes naissent toujours dans ta chambre ?
Doria D. : « La musique, cela a longtemps été dans ma petite bulle, dans ma chambre, oui. J’écrivais mes ressentis et j’en faisais des chansons. C’était une nécessité vitale. Il y a toujours eu un côté thérapeutique. Pendant longtemps, j’ai été très réservée. Je n’arrivais pas à exprimer mes émotions à qui que ce soit. Je sentais des ouragans en moi et je ne les comprenais pas. J’ai toujours eu besoin de passer par l’écrit pour voir ce que je vis plus clairement. Dès que je sens des feelings désagréables ou des problématiques, j’écris sur le sujet. Cela me soigne et j’espère que cela peut soigner d’autres gens après. C’est pour cela que mes textes sont toujours assez sombres, deep. Parce que je pars des choses qui font du mal pour en ressortir quelque chose de beau et lumineux. J’essaye de créer des chansons-remèdes, donc musicalement, c’est plus léger. »
Le fait que ces remèdes fassent écho chez d’autres personnes, cela te fait quoi ?
Doria D. : « Cela donne tout le sens à mon projet. Tout un moment, je me suis demandé pourquoi j’avais besoin de partager mes chansons. D’autant que je suis quelqu’un d’introverti qui n’aime pas trop se montrer. Donc c’est un exercice hyper compliqué. Quand j’ai commencé à percevoir l’impact que pouvaient avoir mes chansons sur les gens autour de moi, j’ai senti que je pouvais participer à leur apaisement, que je pouvais les aider. »
Ton sentiment d’étrangeté par rapport au monde, que tu évoques sur ton single Questions, il a toujours été présent ?
Doria D. : « J’ai toujours été dans mon monde. Je me souviens que, toute petite, j’étais souvent dans la lune et cela énervait mes professeurs. Mais le mal-être, le fait de me sentir comme un alien, « perdue dans ce monde », c’est arrivé surtout à l’adolescence. Je ne comprenais pas ce que je faisais là. Quelque part, je suis contente d’être torturée mentalement, parce que c’est l’inspiration première de ma musique. Cela m’a toujours donné un feu, une motivation pour écrire. En cherchant ma place, je suis passée par la musique, puis il s’est avéré que ma place, c’était la musique. »
Notre société et ses règles, dont tu parles sur Nanana, en quoi tu les refuses ?
Doria D. : « L’injustice me bouleverse. Quand je suis sortie du secondaire, je suis arrivée dans le monde des adultes et je ne me sentais pas du tout alignée avec la société. Aucune des grandes règles ne me convenait : la compétition acharnée, la malhonnêteté pour ses propres intérêts… Également l’individualisme, le côté normatif. Je me souviens que j’en pleurais. Je me suis apaisée peu à peu, surtout en rencontrant des gens qui ont plein de bonnes valeurs, qui diffusent beaucoup d’amour, de bienveillance et qui ne prennent pas part aux jeux mesquins. Ils m’ont montré que c’était possible et j’ai pris conscience du fait que mon rôle, c’était de rester dans cette société en y apportant de l’amour. »
Ta chanson Colère évoque cette émotion que t’inspire ce monde. Un sentiment qui vient aussi d’une déconstruction des stéréotypes dont les filles sont encore victimes ?
Doria D. : « Oui, j’étais une petite fille très calme, réservée, et j’ai toujours eu l’impression qu’il ne fallait pas trop déranger. C’est pour ça que j’ai tu mes ressentis. Et on me disait de rester souriante. Personne ne m’a jamais entendue hausser la voix, m’énerver, me mettre en colère...Tu parles des angoisses sur plusieurs morceaux. »
J’avais peur que mon corps soit « cassé » et que je sois stressée à vie. J’ai l’impression qu’il y a vraiment une épidémie d’anxiété actuellement. C’est un mal invisible.
Tu luttes toujours contre cela aujourd’hui ?
Doria D. : « Cela va beaucoup mieux, je suis presque sortie de cette anxiété quasi généralisée. J’avais peur que mon corps soit « cassé » et que je sois stressée à vie. J’ai l’impression qu’il y a vraiment une épidémie d’anxiété actuellement. C’est un mal invisible. Et on est dans une société de performance extrême, donc ce n’est pas évident de gérer ses angoisses dans ce contexte. J’avais envie d’en parler dans mes chansons tout en apportant une touche d’espoir. Sur Danger, je dis à mon corps de ralentir, parce qu’on en a tous le droit ! Et sur Morose, je parle d’un mal-être qui vient aussi de l’anxiété. J’avais besoin de me dire que jusqu’ici, tout a bien été et que tout ira bien demain. »
Pourquoi tu nous parles d’entropie ?
Doria D. : « J’ai toujours été passionnée par les sciences, j’étais en option scientifique à l’école, puis j’ai essayé les études de bioingénieure, mais je n’ai pas été très loin (elle a bifurqué vers la communication, NDLR). La science permet de comprendre plein de choses sur le monde et je suis passionnée par les documentaires Arte, dont un sur la fin de l’univers qui parle d’entropie. Il m’a retourné le cerveau. Il explique que l’entropie est la mesure du désordre dans un système et qu’elle ne peut que croître, donc on va d’office vers le chaos. Pour vivre, on essaye de mettre un peu d’ordre dans un océan de désordre. Cela m’a beaucoup parlé parce que j’ai cette sensation au quotidien. D’où cette chanson sur le fait que tout va vers la fin, tout est éphémère, donc autant s’amuser avant et voir la beauté du monde. »
* Album Je cherche encore… (Jo&Co). En concert aux Fêtes de la musique les 14/7 à Bertrix (Baudet’Stival), 19/7 à Spa (Francofolies), 28/7 à Tournai (Les Gens d’Ère), 24/8 à Namur (Les Solidarités).‘
Plus de rencontres artistiques
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici