Bernard Yerlès: «Migrant, ça ne veut rien dire. Eux, c’est nous»
Au sortir d’une représentation théâtrale, l’acteur reçoit d’une spectatrice un livre qu’elle a écrit. Il ne l’extirpe de sa mallette que quelques semaines plus tard. Et l’histoire de ces femmes belges bénévoles dans un centre d’accueil pour réfugiés le touche. D’après un article de Florence Hainaut pour GAEL.
Bernard Yerlès, à cœur ouvert
Décembre 2017, Bruxelles. Bernard Yerlès nous a donné rendez-vous au Quartier Latin. Dans le restaurant, le sapin est noyé sous les cadeaux déposés par les clients. Fatigué d’être spectateur de la pauvreté, le patron a mis en place un système de distribution de repas pour personnes sans domicile fixe. Et puis cette année, de cadeaux de Noël aussi. Agir, même à sa toute petite échelle. Impossible de faire autrement pour ce fils d’immigré ukrainien, mineur à Charleroi. Cette urgence résonne aussi en Bernard Yerlès. Et le livre de Pascale Haine fait écho: «Elle est venue nous voir au théâtre, on jouait Nos Femmes et elle m’a donné son livre. Mon ami Alain Leempoel, avec qui je fais cette pièce, a commencé à le lire et m’a incité à le faire. Ce qui m’a touché, c’est le témoignage subjectif et totalement impliqué qui met en pages toutes les interrogations qu’on peut avoir par rapport à cette problématique. À travers le témoignage de Pascale, on voit la complexité des enjeux: le questionnement intérieur, la manière dont on décide de passer le pas et d’aider, à quoi ça correspond dans la vie privée. Puis des cultures différentes, leur complexité, et les a priori qu’on a. Ça dit beaucoup de choses sur soi.» Chez lui aussi, l’envie de passer le pas: «Ma compagne accueille des migrants du parc Maximilien, mais moi je suis rarement là, je suis en tournée. Donc je ne peux même pas dire que je fais quelque chose, que j’apporte ma pierre à l’édifice. Alors j’avais envie de rencontrer Pascale, de la mettre en lumière.» Et elle est soufflante, Pascale, remplie d’énergie quand elle décide de foncer dans l’aventure, avec ses clichés et ses a priori, mais avec son cœur et ses tripes.
LA TOUCHE PERSONNELLE
Pascale Haine: «La genèse du livre, c’est les questionnements des gens quand je travaillais pour le centre. Je l’ai toujours raconté avec ma petite touche d’humour et on m’a incitée à en faire un livre. Mais je cherchais une fin, si possible heureuse, positive. Je n’avais pas envie de dire que tous les migrants étaient fabuleux et que tous les bénévoles étaient formidables. C’est pas la vie en rose. Il y a des moments où on est fatigué, où les autres nous énervent. C’est prenant, il faut être capable de prendre du recul pour ne pas se perdre.»
Bernard Yerlès: «Les personnes qui s’investissent dans ce genre d’action m’impressionnent. Ce livre m’a décidé à bouger. Mais comme je suis assez politisé, je ne peux pas m’empêcher de penser que l’État doit prendre l’accueil des migrants en charge. C’est trop facile de compter sur la solidarité des citoyens. La question est complexe. Je suis partagé entre le sentiment que je dois — je le sens au fond de moi — faire quelque chose et celui que l’État abuse.»
L’État ne peut pas tout faire, tempère Pascal. Ou pas dans l’immédiat. Il y a parfois urgence. Et puis aider, c’est aussi, pour elle, le rôle d’un citoyen. «Mon premier choc, explique-t-elle, ça a été la mort d’Aylan, ce petit garçon échoué sur la plage. Soudainement, “les migrants”, ça n’était plus un bloc compact, mais des femmes, des enfants, des parents, des humains. Ça a vraiment semé une graine chez moi.»
Pascale: « Une fois que j’ai mis les pieds dans le centre d’accueil, j’étais foutue, mon cœur était grand ouvert. »
Mais de là à devenir bénévole dans un centre d’accueil de la Croix-Rouge, il y a un pas, fait presque par hasard. «À la base, je me suis retrouvée maman poule avec des enfants partis en kot. On m’a conseillé de m’occuper de moi, mais je me suis dit que j’aurais vite fait le tour. Donc j’ai décidé de m’occuper des autres et j’ai commencé en voulant donner mon sang. J’ai un léger défaut cardiaque, pas du tout handicapant, mais qui m’en empêche. Bizarrement, j’en ai été vraiment frustrée, mais du coup, j’étais dans le listing de la Croix-Rouge. Quelques jours plus tard, j’ai reçu un mail, ils avaient absolument besoin de bénévoles, j’ai décidé de donner un coup de main pour trier des vêtements. C’est comme ça que je suis tombée dedans. Une fois que j’ai mis les pieds dans le centre d’accueil, j’étais foutue, mon cœur était grand ouvert. Je me suis dit aussi qu’il y avait des mamans à l’autre bout de la Terre, je me suis demandée comment je voudrais qu’on traite mes filles si elles étaient à la place de ces jeunes.»
Bernard: «Ce qui m’a plu dans le bouquin de Pascale, c’est ce voyage vers une forme d’in- connu. Tu découvres un monde en t’ouvrant à l’altérité. Et ce voyage-là, je le trouve beau.»
PETITES ACTIONS, GRANDS CHANGEMENTS
Pascale: «Je crois à la contagion des bonnes idées. Quand on repense à l’appel à l’aide de l’abbé Pierre dans les années 60, ça a fait changer les choses. Les gens ne demandent qu’un déclic pour bouger de manière positive. Il ne faut pas grand-chose pour passer outre sa peur, je l’ai fait. Et sans aller aider dans un centre d’accueil, il y a mille choses à faire: donner du sang, des vêtements, des meubles, du temps, de l’argent. Si on additionne tous les petits gestes, on change le monde, j’en suis convaincue.»
Bernard: « On a toujours envie d’être utile, chacun à son échelle. »
Bernard: «Dans mon métier, on a l’illusion d’être utile en donnant un peu de bonheur aux gens, on leur permet de s’évader, on leur raconte des histoires, on les apaise un court moment. On a toujours envie d’être utile, chacun à son échelle.»
Pascale: «Il ne faut pas créer une échelle de bonnes actions, dire que certaines sont plus valables que d’autres. Trier des vêtements, c’est déjà super, il ne faut pas faire culpabiliser. Je vous promets qu’en aidant les autres, on s’aide soi-même. On m’avait dit de m’occuper de moi. Finalement, c’est ce que j’ai fait en m’occupant des autres. C’est extrêmement nourrissant, ces rencontres sans filtre. Eux comme moi, on est arrivés avec plein d’a priori. Et puis... et puis tout ça fonctionne. J’ai gardé des contacts, entre autres un ami qui est retourné en Irak. Puis j’attends la fin de la guerre en Syrie, j’irai. J’ai des amis à qui rendre visite.»
Bernard: «Migrant, ça ne veut rien dire. Eux, c’est nous.»
Pascale: «Et puis, pardon de faire mon économiste, mais comment on crée de la richesse? Je travaille et je touche 100 €, je paie mon boucher qui paie son coiffeur qui paie son plom- bier qui vient les dépenser chez moi parce que je suis commerçante. On a créé cinq richesses avec le même billet. Je pars de l’idée qu’un service, c’est comme un billet de 100 €, ça se transmet. Aujourd’hui, en mettant en avant mon histoire, Bernard me rend service. Je ne peux pas lui rendre service à mon tour, je ne travaille pas dans son monde. Mais je pars de l’idée que j’ai un service à rendre à quelqu’un. Imaginez, si on faisait tous passer les services qu’on reçoit! Ça a l’air très naïf, mais je me sens riche de ça.»
Bernard: «Pascale termine son livre en disant ceci: “Aujourd’hui je n’ai plus peur. Ce n’est pas que je sois devenue naïve au point de croire que nous sommes tous frères, gentils et vivons dans un pays merveilleux dégoulinant de sucrerie, mais plutôt que mes barrières sont tombées. La peur de l’inconnu prend sa source dans notre imaginaire.” Je trouvais ça plutôt joli.»
Pascale: «N’ayez pas peur. Allez rencontrer ces gens. Évidemment, comme partout, il y a des idiots. Mais pourquoi passer à côté de l’opportunité de rencontrer de belles personnes?» C’est exactement ce que s’est dit Bernard, en lisant le livre de Pascale. Pourquoi ne pas rencontrer cette belle personne? Dont acte, un matin d’hiver, dans un restaurant bruxellois dont le patron a un cœur grand comme ça.
« Tous les visages. Une bénévole dans un centre de migrants », Pascale Haine, Ed. Demdel.
Retrouvez cet entretien croisé en intégralité dans le GAEL de février, disponible en librairie!
Bernard Yerlès:
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