Rencontre avec Juicy: « On a revu notre définition de la réussite »
Deux filles à l’énergie communicative, une infinité de possibilités... Julie Rens et Sasha Vovk, le duo de Juicy, livrent un 1er album dense et dance. Mobile mêle l’électro au classique et allie la légèreté à la gravité et à l’absurdité de notre époque anxiogène. Par Isabelle Blandiaux. Photo © Benjamin Vigliotta.
Femmes orchestres
Over-maquillées, sous cellophane, dans une barquette de viande de supermarché en promo et périmée ou faisant la moue devant leur téléphone, avec de faux cils, du silicone dans les lèvres, les fesses, les seins, ou encore souriantes malgré leur visage ensanglanté, dans un décor rétro de salon de bancs solaires... Sur les photos de leur premier album, Mobile, les Bruxelloises Julie Rens et Sasha Vovk, de Juicy, campent des personnages outranciers, ton sur ton avec notre époque délirante, pour raconter et dénoncer en chansons le jeunisme, la misogynie, les femmes-objets, les féminicides ou encore l’inceste... « Sans concessions » est le mantra de ces deux presque trentenaires qui cassent les codes et secouent les esprits embrumés par le formatage marketing.
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Musiciennes de haut vol, elles se sont rencontrées lors de leur formation classique et jazz au Conservatoire de Bruxelles et se sont fait connaître dès 2015 par des covers de hits hip-hop et R’n’B, offrant un regard décalé sur les propos sexistes qu’ils véhiculent. Sans jamais se départir de leur fougue ni de leur complicité gémellaire, elles ont publié deux EP, tout en tournant quasi en permanence. Récemment, pour le concert de présentation de leur premier disque à l’Ancienne Belgique, elles ont débuté par quelques titres en formule orchestrale, entourées de deux flûtes, trois violons, deux contrebasses, avant de livrer, chacune à leurs claviers, un set rythmique et électro bourré d’énergie. Rencontre avec deux talents multiples.
Le titre de votre album, Mobile, semble vous coller à la peau...
Sasha « Pour nous, ce titre a trois sens. C’est d’abord le mobile d’une chambre d’enfant, parce qu’en cours d’écriture, on a imaginé que chaque chanson racontait l’histoire du personnage d’un mobile. C’est ensuite le “mobile phone”, parce qu’on parle beaucoup de la place de la technologie dans nos vies. Et puis cela évoque aussi le fait que rien n’est figé. Il faut toujours se réinventer, être prête à rebondir, à revenir sur ses positions.
Les personnages de votre Mobile sont très actuels mais aussi en grande difficulté, pour la plupart.
Julie « Notre album parle clairement de fin du monde et de limites : les limites de la naïveté, de nos manières de fonctionner qui doivent changer, être déconstruites puis reconstruites. On aborde plein de thématiques différentes, mais on invite clairement à repenser les choses. Il y a par exemple un morceau, Bug In, qui parle de survivalistes, hyper rock et avec un format très court, comme une claque, qu’on enchaîne avec une balade avec orchestre (You Don’t Have to Know) sur laquelle une mère parle à son enfant en lui disant qu’il ne doit pas connaître la vérité parce qu’elle veut préserver son innocence... Cela pose la question de savoir comment éduquer des enfants dans une société en train de s’effondrer. Sur les survivalistes, on a fait des recherches : quels sont le vocabulaire et la sémantique de ces gens paranos qui vivent dans des bunkers ? Il faut s’intéresser à tous les discours pour les comprendre. »
En quoi la crise sanitaire a-t-elle changé cet album ?
Sasha « On a écrit la plupart des morceaux en 2019 puis, avec la Covid, on a pris le temps de peaufiner, d’ajouter beaucoup d’instruments acoustiques qui contrastent avec les productions électroniques. Grâce à notre concert avec orchestre au Botanique, on avait tous les arrangements pour orchestre de nos morceaux, signés par le papa de Julie (le compositeur Jean-Marie Rens, NDLR), avec qui on collabore beaucoup. Du coup, on a utilisé cette matière sur l’album. »
« On a aussi revu notre définition de la réussite. Cela a autant de valeur pour nous de trancher avec une musique complexe et riche d’influences que d’être numéro 1 des écoutes. »
Julie « On a voulu proposer un disque surprenant et vraiment singulier. Avoir autant de temps devant nous et ignorer de quoi sera fait demain, cela a changé notre rapport à la musique. Avant, on était vachement emprisonnées dans nos schémas de pensée. Quel format privilégier pour que ça fonctionne ? Est-ce qu’il n’y a pas trop d’infos ? Est-ce que les harmonies ne sont pas trop barrées ? Toutes ces questions entraient en ligne de compte au cours de nos processus de création. On a décidé d’abandonner ces préoccupations-là et de se concentrer pour faire un album qu’on adore, sans frustration. On a aussi revu notre définition de la réussite. Cela a autant de valeur pour nous de trancher avec une musique complexe et riche d’influences que d’être numéro 1 des écoutes. »
Le monde et son évolution vous inspirent. En parler, bousculer les codes, c’est une façon de s’engager ?
Julie « On trouve toujours ça délicat de dire qu’on est des artistes engagées, mais c’est vrai qu’on est des femmes engagées. On choisit des thèmes qui nous touchent, dont on débat beaucoup avec nos proches. Comme c’est un disque hyper actuel, en phase avec la réalité d’aujourd’hui, on ne prétend pas parler de LA vérité. Il n’y a pas de message. C’est plutôt une invitation à la réflexion, à aiguiser nos intelligences pour l’avenir, notamment sur la question féministe dont on parle depuis nos débuts. Il y a notamment un triptyque sur le féminicide dans l’album (Love When It’s Getting Bad, Truth et Haunter) parce que la violence domestique faite aux femmes s’est encore amplifiée avec les confinements. »
Découvrez cette rencontre en intégralité dans le GAEL de mai, disponible en librairie.
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