Myriam Leroy: « J’avais besoin d’un personnage qui fasse un immense doigt d’honneur »
La journaliste et romancière belge Myriam Leroy s’est lancée sur les traces d’une héroïne sans gloire décapitée en 1942 sur ordre d’Hitler. Un récit aussi intime que documenté, aussi captivant que troublant. Interview: Paloma de Boismorel. Photo (c) Romain Garcin.
À quel moment l’idée d’écrire sur Marina Chafroff s’est imposée ?
En voyant son visage sur Google. Elle avait une tête vraiment très contemporaine avec un air profondément exaspéré que les femmes ne montraient pas beaucoup à l’époque. Je me suis dit que j’aurais pu la croiser dans la rue et que pour être décapitée, elle avait vraiment dû transgresser le tabou de la violence. La guerre n’est pas un de mes domaines de prédilection mais il y avait trop de choses qui m’intéressaient dans cette histoire.
Qu’est-ce qui vous a le plus surprise ?
La violence de l’époque. Les journaux relatent des chapelets de faits divers absolument gores qui feraient aujourd’hui les gros titres pendant des mois.
Qu’avez-vous appris sur la condition des femmes ?
Ça validait ce que je savais déjà, de tout temps les femmes ont été humiliées et ont pris des responsabilités en plus des leurs. Qu’elle ait été au bout de la lame ou non, Marina a pris une responsabilité qui ne lui incombait pas en tant que femme priée de ne pas s’intéresser à la guerre et à ces histoires de grandes personnes.
Quels étaient les angles morts de sa vie qui vous ont demandé le plus d’interprétation et d’imagination ?
Ils sont nombreux, mais le principal c’est qu’on n’a pas eu la preuve que c’était Marina au bout du couteau qui a poignardé le premier nazi. Le problème, en fait, c’est qu’il y a pléthore d’angles morts parce qu’il n’y a pas de possibilité de recouper les informations de manière journalistique. Une source dit une chose, mais il y en a jamais une deuxième qui vient corroborer ce qui a été dit. Tout ce que j’ai lu semblait attester que le premier nazi qui avait été poignardé était mort. Sauf que dans son journal, le bourgmestre, dit de manière très sèche et très désinvolte qu’il a survécu. Mais on n’a qu’une seule source, c’est le journal du bourgmestre. Et ça me semble assez peu en fait. Ce qui est certain, c’est que, un jour de décembre 1941, une jeune femme, mère de deux enfants, s’est rendue aux Allemands en endossant la responsabilité de cet attentat et apparemment de plusieurs autres Et que quelques semaines plus tard, elle a eu la tête coupée à Cologne. Le reste, c’est beaucoup plus nébuleux. Le reste, c’est ce que raconte d’un côté son fils et d’un autre côté, la mystique soviétique. En fait, la mystique soviétique dit que Marina était un animal politique, une tueuse née, une femme exaltée jusqu’à la mort par les discours de Staline. Il y a eu un film, il y a eu un livre, mais tout est tombé dans l’oubli. La version de son fils, ce n’est pas du tout ça. Il s’agit simplement d’une femme qui s’est retrouvée dans une guerre qu’elle détestait et qui, aiguillonné par son bon cœur et par sa foi en Dieu, ne pouvait supporter que 60 innocents soient exécutés.
« J’avais besoin à ce moment-là de m’immerger dans l’histoire d’une femme qui a tout envoyé paître et qui a fait fi de toutes les conventions morales et sociales »
Quelle est pour vous la version la plus plausible ?
Il y a des indices qui vont dans les deux sens. Il y a le fait que la plaie faisait 18 cm de profondeur. Apparemment ça plaide plus pour un homme ou le fait que sur les affichettes qui étaient placardées partout dans Bruxelles, il n’était jamais fait mention de la taille de l’assaillant. Or, c’était une femme extrêmement petite et je pense que c’est quelque chose qui, logiquement, aurait dû être mentionné. Maintenant, beaucoup de choses plaident en effet pour une amazone, une guerrière, une passionaria. Les lettres qu’elle a envoyées à ses enfants depuis ces différentes prisons, les compte rendus de procès qu’on peut retrouver dans la presse d’après-guerre…
Quelles sont les libertés que vous avez prises avec le réel ?
Il y a donc un immense trou et c’est un trou que j’ai rempli en créant la Marina dont j’avais besoin à ce moment-là de ma vie, celle qui me faisait du bien et qui me semblait plausible. L’hypothèse que j’avance, elle est plausible, en tout cas, elle n’est pas moins vraie que les autres. J’avais besoin à ce moment-là de m’immerger dans l’histoire d’une femme qui a tout envoyé paître et qui a fait fi de toutes les conventions morales et sociales. J’avais besoin d’un personnage qui fasse un immense doigt d’honneur et à partir du réel, je l’ai créé.
Pourquoi selon vous, Marina a été écartée de nos mémoires ?
Pour plein de raisons. La première, c’est que c’est une femme et qu’on a tendance à les écarter des récits officiels depuis très longtemps. On aurait préféré que ce soit un homme. Les femmes étaient à l’époque considérées dans la résistance au mieux comme des distractions, au pire comme des nuisances. Les femmes n’ont pas beaucoup pratiqué la mémoire auto-glorifiante. Et je pense aussi que c’est une histoire assez complexe parce que Marina appartenait à la communauté des Russes blancs et que dans cette communauté, certains n’étaient pas fondamentalement désalignés avec l’idéologie nazie. Certains membres de sa famille se sont considérés comme déshonorés par Marina. Si à l’intérieur de ta propre famille, on n’entretient pas ton souvenir, je pense que ça devient quand même compliqué de survivre au passage du temps. Quand son corps a été rapatrié, elle n’a même pas eu droit aux premiers convois qui rapatriaient les corps des Belges tombés en Allemagne avec les honneurs. Là, elle est revenue par un petit convoi quelques semaines plus tard, de manière beaucoup plus discrète. Et puis c’est arrivé un peu tôt aussi à l’époque, les rares personnes qui ont commencé à se rebeller contre les Allemands estimaient qu’il ne fallait pas mener d’action violente, qu’il ne fallait pas aller directement à la confrontation, que c’était trop tôt, qu’il fallait mieux s’organiser. Je pense qu’il y a toute une série de raisons qui ont travaillé de concert pour l’invisibiliser. Quand elle a été enterrée au cimetière d’Ixelles, son nom n’a même pas été inscrite dans le registre.
- LE MYSTÈRE DE LA FEMME SANS TÊTE, MYRIAM LEROY, 286 P., ÉD. DU SEUIL.
- « LA POUPÉE RUSSE » un podcast en 8 épisodes à écouter sur les plateformes dédiées.
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