Luc & Jean-Pierre Dardenne: « Pour inventer un personnage, il faut l’aimer »
Les frères les plus célèbres du cinéma belge font leur retour avec Tori et Lokita, chronique contemporaine sur deux enfants migrants, auréolée du prix anniversaire du 75e Festival de Cannes. Par Juliette Goudot.
Les Dardenne font leur cinéma
On rencontre Luc et Jean-Pierre Dardenne quelques semaines après leur participation devenue rituelle au Festival de Cannes (la 9e depuis La Promesse qui révélait Jérémie Renier à la Quinzaine des réalisateurs en 1996), similaires et pourtant différents, s’exprimant avec mesure et espièglerie, l’un ajoutant un mot que l’autre reprend, avec ce regard éthique qui les caractérise. Cinéastes de la précarité et des êtres empêchés par le destin, ils abordent des sujets sociaux implantés dans les abords industriels de la région liégeoise où ils naissent au début des années 1950, à trois ans d’écart (Jean-Pierre est l’aîné). Leurs héroïnes s’appellent Rosetta (première Palme d’or en 1999), Lorna, Sonia, Sandra (Marion Cotillard dans Deux jours, une nuit), leurs héros sont des gamins en devenir, du Jeune Ahmed aux trop jeunes parents de L’Enfant (deuxième Palme d’or en 2005) ou aux jeunes migrants de Tori et Lokita. Caméra au poing, les Dardenne continuent d’explorer les passages les plus escarpés de nos existences et de croire plus que tout au cinéma.
Après deux Palmes d’or, plusieurs prix (interprétation, scénario, mise en scène, prix du jury ou prix spéciaux), seriez-vous d’accord pour dire qu’entre vous et le Festival de Cannes, c’est une histoire d’amour ?
Luc Dardenne (LD) On peut en tout cas y voir une grande hospitalité ! Il commence peut-être à en avoir marre de nous, mais l’histoire a commencé avec La Promesse qui était sélectionné à la Quinzaine, puis avec la compétition. C’est vrai que c’est une histoire d’amour, Cannes. C’est un peu chez nous, mais chaque fois avec un jury différent. Ce n’est donc pas lié à des personnes en particulier.
« Nos personnages sont au centre de notre mise en scène. Sans doute qu’on devient cinéaste quand on commence à trouver sa méthode de travail »
Jean-Pierre Dardenne (JPD) Et puis, les délibérations des jurys sont secrètes. On n’appartient pas au groupe des gens qui veulent absolument savoir comment les choses se sont passées. Il y a une histoire d’amour entre Cannes et nos films, mais avec moi, pas spécialement.
Explorer le réel, c’est ce que vous faites depuis le début avec le documentaire Lorsque le bateau de Léon M... sur les grandes grèves ouvrières de l’hiver 1960-1961 en Belgique, avec une grammaire de cinéma qui convoque déjà les plans-séquences, la présence de non-acteurs, un rythme particulier du temps : pourriez- vous faire du cinéma autrement ?
JPD Le plan-séquence ne vient pas d’une décision rigide dans laquelle on serait enfermé comme dans un bocal. Mais c’était pour nous la meilleure manière de rendre nos personnages présents, dans ces blocs de temps qui sont restitués tels quels au spectateur. Nos personnages sont au centre de notre mise en scène. Sans doute qu’on devient cinéaste quand on commence à trouver sa méthode de travail. On a commencé à la trouver dans La Promesse, mais il ne faut pas que cette méthode devienne un carcan. L’idée est d’avoir le moins de médiation possible entre la caméra et les comédiens. La technique, chez nous, c’est le corps du cadreur. Pour conclure, j’évoquerai Nanni Moretti quand il est venu à Bruxelles sur la scène de Bozar, citant une phrase du dramaturge napolitain Eduardo De Filippo : « Quand tu cherches le style, tu trouves la mort ; quand tu cherches la vie, tu trouves le style. » Nous aussi, on essaie de trouver la vie.
LD De la garder, en tout cas.
Cette vie que vous cherchez passe d’abord par l’écriture : peut-on percevoir une filiation entre vos protagonistes ? Que doit le personnage de Lokita (interprété par Joely Mbundu – voir notre encadré) à l’Assita (Assita Ouedraogo) de La Promesse, elle aussi exilée et migrante ?
LD Assita est notre premier personnage noir. Il y a une dizaine d’années déjà, on voulait écrire un personnage de mère qui venait d’Afrique subsaharienne et lais- sait ses deux enfants, dans une histoire racontée de son point de vue. Ici, on est centré sur celui des deux enfants. Lokita n’est peut-être pas née d’Assita, mais c’est un personnage qui nous hante.
C’est une conscience politique, chez vous ?
JPD Sans doute, mais pour inventer un personnage, c’est différent. Il faut l’aimer. Ce n’est pas seulement politique ou théorique, on vit avec lui ou elle.
• Tori et Lokita, en salles depuis le 7/9.
• Cycle frères Dardenne (avec Rosetta, Le Silence de Lorna, L’Enfant), jusqu’au 30/11 sur Arte.tv.
Découvrez cette rencontre en intégralité dans le GAEL de septembre, disponible en librairie.
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