Ukraine: le témoignage bouleversant d’une reporter de guerre
Lorsque nous l’interviewons, une partie d’elle est encore sur le terrain. Là où les victimes d’atrocités font confiance aux journalistes comme elle pour raconter ce qu’il s’y passe réellement. Joanie de Rijke est reporter de guerre. D’abord journaliste freelance pour divers magazines ainsi que correspondante en Asie, au Moyen-Orient et dans les Balkans, elle est en 2017 proclamée meilleure reporter de guerre de l’année par le journaliste Arnold Karskens. Elle est également l’auteure de plusieurs livres. Par Lene Kemps, avec la collaboration de Marie Aubin. Photo: Diego Franssens.
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Donner une voix aux victimes
« Être correspondante de guerre, c’est vouloir plus que tout être là où ça se passe. Cette place au premier rang de l’actualité qui domine le monde à un moment donné, c’est notre destination. On veut faire l’histoire, on veut la vivre. Je vois ce drive, cette énergie et ce côté focus chez tous les collègues. On oublie de manger, on se lève à l’aube, on dort à peine, mais ça n’a pas d’importance. Il n’y a que le travail et ça permet de mettre de côté plein de choses. Certains journalistes sont presque obsédés, complètement absorbés par la guerre. Peut-être en ont-ils besoin pour bien travailler. Je peux aussi être hyper impliquée et rêver la nuit que je continue de bosser, mais en même temps, j’ai une bonne capacité à lâcher prise. La guerre réveille mon côté tenace. Je veux, autant que possible, faire la différence. Donner une voix aux victimes, dire les atrocités que vivent les civils. Ce désir de raconter l’histoire me donne une énergie énorme. Tout le reste devient secondaire. »
« Le retour est étrange, car ma tête et mon cœur sont encore en Ukraine »
Lorsqu’elle confie ces mots, Joanie de Rijke vient tout juste de passer trente heures dans le minibus qui la ramenait d’Ukraine, où elle est restée un mois: « Le retour est étrange, car ma tête et mon cœur sont encore en Ukraine. Je sais d’expérience qu’il faut quelques jours pour que cesse l’agitation intérieure et que je réalise que je suis bel et bien rentrée. Ça peut sembler curieux, mais en général, je me mets à ranger. Alors que la femme de ménage est passée pendant mon absence, donc ce n’est pas sale. Nettoyer le sol, faire les poussières, chipoter dans mes plantes... Je pense que c’est une façon de me vider la tête. Tandis que je crée l’ordre et le calme autour de moi, je range aussi mon esprit.
Vais-je mourir ici ?
La peur est utile. Elle permet de rester alerte et empêche de prendre des risques inconsidérés. Mais il faut pouvoir fonctionner, la peur ne doit pas vous paralyser. C’est pourquoi nous n’en parlons pas. Chaque journaliste a peur, on le sent les uns chez les autres, on n’est pas terrifiés, mais inquiets. On en parle peu parce que ce n’est pas utile. Cela n’a aucun sens de prononcer le mot et de laisser planer ce sentiment dans l’air, puisqu’on ne peut rien en faire. Alors on s’assied dessus. Mais évidemment que j’ai peur. La nuit, ça me tombait parfois dessus, comme une terreur d’abandon enfantine, dans cette chambre d’hôtel noire, ou à l’abri dans une cave sombre. Seule dans un pays étranger où personne ne parle ma langue. Une alerte aérienne, les gens qui courent dans les couloirs. Vais-je mourir ici ?
« J’ai dû aller puiser très loin, mais j’ai découvert ma mentalité de guerrière et j’en suis sortie plus forte »
En 2008, en Afghanistan, j’ai été enlevée par des talibans. Les kidnappeurs ont dit qu’ils allaient nous décapiter. Ils avaient assassiné dix parachutistes français quelques mois auparavant et nous ont montré leurs affaires personnelles. Mon interprète tremblait de peur. J’ai commencé à négocier, en disant qu’il y avait peut-être une rançon à obtenir. Depuis, je sais ce que c’est d’avoir peur de mourir. J’ai dû aller puiser très loin, mais j’ai découvert ma mentalité de guerrière et j’en suis sortie plus forte. Le chef de ce groupe de combattants talibans m’a violée. C’est arrivé, j’en ai parlé, je l’ai écrit, ça fait partie de ma vie. Je ne le prends pas à la légère, c’était atroce. Mais tant de personnes, aussi en Belgique, vivent des événements dramatiques, se ressaisissent et continuent à vivre. Je ne suis pas plus forte que les autres. Il faut continuer, alors on continue. Et j’étais tellement en colère contre mes kidnappeurs. Je n’ai jamais cessé de penser : ces connards ne vont pas gâcher ma vie. Je ne vais pas être la perdante dans cette affaire. J’en sortirai victorieuse. Entre temps, la moitié d’entre eux sont morts, et je suis toujours là.
Raconter une histoire
Si, à votre première attaque à la grenade, vous ne vous êtes pas enfui, c’est que vous avez attrapé le microbe, a dit un jour le photographe de guerre bruxellois Daniel Demoustier. Le reportage de guerre serait-il addictif ? C’est une explication qu’on entend souvent : on le ferait pour le kick, l’excitation. Pas moi, en tout cas. Je me prends tant d’images dures en pleine figure, qu’est-ce que ça pourrait avoir d’excitant ? Des gens encore vivants mais en lambeaux après un bombardement. Une petite fille à l’hôpital, mutilée d’une manière atroce, qui vous fixe de ses grands yeux doux. C’est de la misère pure et je n’ai que mes yeux pour pleurer. Je ne suis pas accro aux images sinistres, à la peur et à l’incertitude.
« Nulle part, la différence entre la vie et la mort n’est aussi claire que dans une guerre »
Mais vouloir être là où les grenades ont frappé, oui, j’ai probablement attrapé ce virus-là. S’il y a une histoire à raconter, je veux le faire. Je n’aurais pas pu ne pas aller en Ukraine, je serais devenue folle. De nombreux reporters disent que c’est dans les zones de conflit, au milieu de toute cette souffrance, qu’ils se sentent vivre. D’une certaine manière, je peux les comprendre. Nulle part, la différence entre la vie et la mort n’est aussi claire que dans une guerre. Un photographe à Alep m’a dit un jour : “Étrangement, je dors mieux ici, et quand je suis éveillé, je suis plus alerte. ” Pour certains, ça se passe comme ça. Mais on ne résiste pas pendant des semaines à ce rythme porté par l’adrénaline sans s’effondrer. Le contrecoup vient toujours. »
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