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Qu’est-ce que la falaise de verre, ce phénomène social qui touche les femmes?

De Theresa May et la bande du Brexit à Kamala Harris après Biden en passant par Sophie Wilmès pendant la crise de la Covid : autant de femmes à qui l’on a confié des missions de taille… mais quasi impossibles. Et ce n’est pas un hasard. Par Fien Meynendonckx.

Vous êtes une femme talentueuse et motivée. Vous avez l’expérience et l’ambition qu’il faut pour diriger. Les opportunités sont rares, mais voilà qu’une occasion se présente de prendre la direction d’un organisme, une entreprise, une nation. Comme les eaux de la mer Rouge s’écartaient devant Moïse, les hommes qui se battraient normalement pour le job font tous un pas de côté et vous déroulent le tapis rouge vers le sommet. Sauf qu’avant le sommet, il y a une énorme montagne. Ce n’est qu’une fois arrivée en haut que vous jetez un œil par-dessus bord.

Le ravin est béant, le bord s’effrite déjà sous vos pieds. Pas de souci, vous utilisez tous vos talents pour rester debout et mener l’organisation hors de l’impasse. Tiens, voilà que derrière vous, les rangs des hommes se resserrent. Ils s’approchent de plus en plus et, les bras chargés de dossiers et de problèmes accumulés, il vous poussent et vous précipitent dans le ravin. Presque sans le faire exprès. « Que voulez-vous, disent-ils. Avec ses hauts talons… » Ah, si seulement vous aviez mis de bonnes godasses solides, comme eux.

Falaise de verre

Ce n’est ni un scénario de film d’horreur ni votre prochain cauchemar, mais une description assez précise d’un phénomène bien connu dans le monde de l’entreprise et de la politique. Un phénomène baptisé « the glass cliff » (« la falaise de verre »), par analogie avec « le plafond de verre », qui désigne les barrières invisibles auxquelles les femmes sont confrontées dans le monde du travail. C’est en 2003 que les chercheurs britanniques Michelle Ryan et Alex Haslam ont donné un nom à ce phénomène. Ils avaient lu dans un journal que les entreprises qui comptaient plus de femmes au conseil d’administration obtenaient de moins bons résultats boursiers que celles où il y avait moins de femmes, voire aucune.

Ce phénomène ne se limite pas au monde de l’entreprise, il est courant en politique aussi. Voyez cette femme d’envergure qui se trouve dans l’œil du cyclone : Kamala Harris, investie d’une mission impossible.

Trouvant cela très étrange, ils ont lancé une enquête sur les entreprises britanniques cotées en bourse. Et qu’ont-ils découvert ? Le journaliste avait « juste » omis de vérifier à quel moment ces femmes avaient été nommées : quand l’entreprise était déjà en crise. Forcément, elles allaient plus que probablement échouer et dégringoler tête la première de la falaise de verre métaphorique. Ce phénomène ne se limite pas au monde de l’entreprise, il est courant en politique aussi. Voyez cette femme d’envergure qui se trouve dans l’œil du cyclone : Kamala Harris, investie d’une mission impossible.

Falaise ou plafond de verre?

Pour Ciska Hoet, directrice de l’ASBL RoSa, centre de connaissances sur le genre et le féminisme, la falaise de verre est un phénomène bien connu des femmes de sa génération, mais pas encore de la société au sens large. « La plupart des gens connaissent le plafond de verre, qui empêche les femmes d’accéder à une position hiérarchique plus élevée à cause de barrières invisibles auxquelles les hommes ne sont pas confrontés. La falaise de verre, c’est la même chose : si des femmes parviennent à occuper un poste de très haut niveau, c’est souvent parce que les hommes — blancs — rechignent devant le boulot, sachant combien il est risqué. L’étude de Judi Mesman sur le « leadership en couleur », publiée cette année, montre que la falaise de verre guette aussi les personnes de couleur ou issues de l’immigration. »

Un dirigeant peut être toxique, quel que soit son genre

Elle souligne que le mécanisme peut aussi partir de bonnes intentions. « Quand une entreprise se rend compte qu’elle ne parvient pas à résoudre ses problèmes avec le style de management habituel, elle se met à chercher une recette différente, d’autres profils que les usual suspects. Ce n’est pas toujours conscient, il ne faut pas s’imaginer qu’il s’agit d’une conspiration d’hommes. Mais même si l’approche est positive, il y a des idées normatives en jeu autour du leadership féminin, que l’on dit « plus soft », comme si on parlait d’une mère qui peut venir ranger le désordre. Ce n’est pas exactement la position la plus attrayante. Ni la plus réaliste, car bien sûr, un dirigeant peut être toxique, quel que soit son genre ou son origine. »

Quand de tels postes de direction se présentent et que les mâles blancs cèdent leur place, ce n’est pas parce qu’ils veulent intégrer des femmes dans leur club. Ils n’informent juste pas les femmes en question que ces postes sont dangereux

L’entrepreneure Marian Spier, fondatrice de Fem-Start (une plateforme qui vise à combler le fossé du financement pour les femmes entrepreneuses), estime cependant qu’il est naïf de croire à de bonnes intentions. « Quand de tels postes de direction se présentent et que les mâles blancs cèdent leur place, ce n’est pas parce qu’ils veulent intégrer des femmes dans leur club. Ils n’informent juste pas les femmes en question que ces postes sont dangereux — ce dont ils sont généralement mieux informés. Les femmes ou les personnes issues de milieux biculturels n’ont pas accès à leurs réseaux et informations. En fait, cet « old boys club » ne crée de l’espace pour d’autres groupes que si aucun d’eux ne se sent appelé. »

Le privilège d’être médiocre

Mais quelle que soit la motivation — désir positif de changement ou protection du club masculin —, le résultat est le même. Nos deux interlocutrices insistent sur les dangers de la falaise de verre, qui perpétue les préjugés. Car quand les femmes « échouent » dans leur tentative de sauver l’organisation, ou qu’elles succombent au stress ou au burn-out, cela confirme les préjugés implicites sur le leadership féminin ou de couleur. « Les organisations reviennent alors souvent à ce qu’elles connaissent, explique Ciska Hoet. Si la femme ou la personne de couleur échoue, la conclusion est que la nouvelle recette ne fonctionne pas et qu’un retour au mâle blanc de plus de 50 ans est la prochaine étape logique. Un exemple ? Theresa May, qui a succédé à David Cameron en 2016, quand il a quitté son poste de Premier ministre du Royaume-Uni après le référendum sur le Brexit. Je ne vais pas dire qu’elle a tout géré à merveille, mais elle a été jugée sur sa soi-disant incompétence, implicitement liée au fait qu’elle était une femme. Alors qu’elle s’était simplement engagée dans une situation impossible. »

On sait que les gens acceptent généralement d’être dirigés par quelqu’un qui leur ressemble, et une femme de couleur, notamment, ne correspond pas à l’image qu’ils se font d’un dirigeant.

Marian Spier constate la même chose dans son environnement et dans sa pratique. « Une femme dirigeante est très vite écartée en cas d’échec dans sa fonction. Et l’échec ne sera même pas une surprise, il s’agira presque d’une mort annoncée, voire attendue. Il y a de quoi saborder la confiance en soi. On finit par se dire : tant pis pour le leadership, je vais plutôt devenir enseignante ou coach, c’est moins stressant. Une femme ou une personne issue de l’immigration doit travailler deux ou trois fois plus. Elle ne peut pas se contenter de réussir, non, elle doit exceller. Être médiocre est un privilège réservé aux hommes blancs. »

L’oeuf ou la poule?

Les recherches de Judi Mesman montrent que les personnes de couleur occupant des postes à responsabilité se sentent souvent seules. Pour être prises au sérieux, elles doivent passer par un code switching : renier leur origine culturelle et leur langage. On sait que les gens acceptent généralement d’être dirigés par quelqu’un qui leur ressemble, et une femme de couleur, notamment, ne correspond pas à l’image qu’ils se font d’un dirigeant. Si la population d’une entreprise est déjà plus diversifiée, l’obstacle devient moins important.

Pour se débarrasser de la falaise de verre, il faudra d’abord faire disparaître le plafond de verre. Les entreprises doivent recruter de manière plus diversifiée, à tous les échelons. « Le plafond de verre existe toujours, prévient Ciska Hoet. Ça dépend un peu du secteur, et des efforts sont certainement faits, mais tout en haut de l’échelle, là où les décisions importantes sont prises, il y a encore principalement des hommes. »

Une chute en public

Si le terme « falaise de verre » a été inventé pour parler de ce qu’il se passe dans des entreprises cotées en bourse, le phénomène existe dans tous les secteurs. Le premier nom qui vient à l’esprit est celui de Sophie Wilmès : quand une femme devient Premier ministre, c’est qu’il y a une grosse crise (ici la Covid) à gérer. Plus loin de chez nous, c’est Linda Yaccarino qui a dû sauver les meubles en tant que CEO de Twitter/X quand la reprise par Elon Musk a fait dégringoler les revenus publicitaires de la plateforme. Marian Spier mentionne également Stephanie Rintel et Stephanie Pope, qui sont censées sauver KLM et Boeing du crash. « Car qui voudrait aujourd’hui diriger une entreprise aérienne, où la durabilité, la sécurité et un tas d’autres histoires rendent le boulot impossible ? En fait, il n’y a pas moyen de bien le faire. Je suis convaincue que c’est pour ça que les hommes se disent : « Merci bien, on ne va pas aller se fourrer là pour le moment. » »

En plus, il s’agit généralement de jobs où l’on est très exposé. Notre engagement est annoncé à grand bruit et tout le monde nous surveille. Voyez par exemple Claudine Gay, la première directrice noire de l’Université Harvard. Elle a dû démissionner après seulement deux cents jours, en partie à cause de sa réaction aux manifestations d’étudiants contre les attaques de Gaza. Du coup, la droite aux USA appelle à faire reculer les DEI hires (recrutements en faveur de la diversité, l’égalité et l’inclusion). On voit que la chute d’une femme de couleur à un poste important a un impact immédiat sur les chances de profils similaires.

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